Aleksei Karakovskiy. Au doux parfum de l’argousier
Traduit par David Walk
au doux parfum de l’argousier
en filets jaunes sur le sol
rampe septembre le charognard :
la décomposition
ne connaît pas de repos
au doux parfum de l’argousier
le long des rues brûlées
sur les pavés mortifères
dans les lambeaux de chair
de ceux qu’on a surpris
au doux parfum de l’argousier
se frottent les insectes
environnement idéal, scandaleusement fertile
pour la reproduction des nécrophages
au doux parfum de l’argousier
sont fermés les vitres éclatées
sont fermées les portes inutiles
que viendraient faire ici les pillards
et pourtant, sur les restes de la route
rampe un autobus gras :
propagandistes et reporters militaires
pressés de raconter des histoires
sur un passé splendide
et un avenir radieux
fiévreux, ils
se coupent la parole
s’agrippent par les bras, par les jambes
et sécrètent une bave
qu’on ne lavera jamais
désormais, sur les routes et dans les transports
aux rencontres d’anciens combattants
il faudra reconnaître
en soi-même et chez les passants
au doux parfum de l’argousier
à l’odeur sucrée, entêtante de l’argousier
horriblement honteuse
ceux qui y étaient
Aleksei Karakovskiy. La mort du Chaman
Traduit par David Walk
La dernière fois que j’ai vu le Chaman, c’était aux Étangs Propres.
Сe jour-là, comme toujours, il était au travail —
en vérité, il ne s’arrêtait jamais.
Quand le Chaman dormait, il parlait aux esprits,
et dès qu’il s’éveillait, il discutait avec les oiseaux.
Il connaissait le mot magique pour saluer une fourmi
qui s’affairait à quinze mètres plus loin.
— Bonjour, mon amie la Fourmi ! — Bonjour, mon ami le Chaman !
— Que la route te soit claire ! — À toi aussi, bon vent !
Le Chaman n’aimait pas la guimbarde, ni le kobyz, ni le chant de gorge,
il fuyait les musiques ethniques et tout ce qui puait le courant dominant.
Il avait une vieille Washburn bon marché
et un petit ampli chinois à peine assez puissant
pour ses longues improvisations : blues, lentes, obsédantes,
que personne ne comprenait aux Étangs Propres.
Parfois on essayait de donner au Chaman un peu de sous.
Parfois, c’était lui qui en donnait
s’il pensait que quelqu’un en avait besoin plus que lui.
La nourriture venait d’on ne sait où, le toit aussi.
« Est-ce étrange d’être humain quand on communique avec les esprits ? »,
lui demandait-on. Il gardait le silence.
Personne ne sait trop ce qui s’est passé ensuite.
On raconte que le Chaman a été embarqué lors d’une opération spéciale du FSB,
oui, celle-là même, après l’arrestation d’Aleksander Gabychev,
quand on a décidé d’arrêter tous les chamans, par sécurité.
Un vieux hippie de Norilsk jure l’avoir vu
se faire frapper à coups de bottes sur la caboche,
traîné par les jambes, sur l’asphalte, jusqu’au fourgon.
Mais la police et la Garde nationale affirment, bien entendu,
qu’une chose pareille ne pourrait jamais arriver
et qu’ils ne connaissent même pas cet homme
car il n’avait ni passeport, ni adresse,
et bien sûr, ils ne peuvent valider la déclaration
disant qu’il aurait disparu,
car il n’existe aucun protocole pour chercher quelqu’un
qui, légalement, n’a jamais existé,
et d’ailleurs, vous êtes qui, vous ? Avez-vous un casier ?
Un accès aux secrets d’État ? Un parent à l’étranger ?
Êtes-vous recherché.e ? Ou, par hasard… êtes-vous un.e chaman.e vous aussi ?
Vos papiers ! Suivez-nous ! Vous pigez ?
Moi, je te jure : jamais je ne croirai un mot de ce qu’ils disent.
Hier encore, j’ai revu notre amie la fourmi, tu vois,
elle m’a dit avoir vu, ce soir-là,
les matraques, les bottes, le fourgon, et le corps sans vie du Chaman.
Je la crois, elle, bien plus que je ne crois ni la Garde nationale ni la police.
Et j’attendrai que le Chaman revienne.
Aleksandra Lastoverova – Séparation
(traduction en français par David Walk)
Qu’est-ce que c’est, mère, sur tes mains ?
Et toi, père, qu’as-tu dans les tiennes ?
Je vous serai toujours fidèle,
Oh, je vous serai toujours fidèle,
Même si ce sont du sang et un couteau.
Et si je ne le suis pas,
Je ne serai jamais pardonné.
Si je prononce un mot de révolte,
Je ne serai jamais pardonné.
Si j’ose appeler le sang le sang,
Je ne serai pas pardonné.
Comment puis-je même en parler,
Moi qui ai reçu un si grand don :
Être votre fils ?
Et que les menottes se renferment derrière mon dos,
Que la clé tourne dans la serrure,
Que les rats de prison me dévorent
Pour la seule pensée d’avoir voulu dire non.
Si c’est du sang sur tes mains, mère,
C’est celui de l’ennemi.
Si c’est un couteau dans ta main, père,
C’est l’ennemi qu’il tuera.
C’est pour ma sécurité.
C’est pour ma tranquillité.
C’est pour mon bonheur.
Mais qu’est-ce que c’est, ce liquide rouge
Dans ma tasse, à la place du thé ?
Qu’est-ce qui coule, rouge, du robinet ?
Et les rideaux sont tachés de rouge,
Et le papier peint de la cuisine…
On peut se poser toutes ces questions :
La figure parentale de l’État
Fera semblant de ne rien entendre.
Et puis, mère te saisira par les cheveux,
Et père te donnera un coup de pied dans le ventre.
Pour ta sécurité.
Pour ta tranquillité.
Pour ton bonheur.
Et alors tu crieras
Qu’il n’y a rien de plus précieux que la liberté,
Que dans la tasse, c’était du sang, du sang, du sang,
Et qu’on t’a forcé à le boire.
On t’a forcé à te taire et à boire,
Jusqu’à en vomir, jusqu’à en brûler les yeux.
Fils de ta mère,
Fils de ton père,
Tu resteras toujours leur fils
Mais tu n’es pas obligé de justifier la violence.
Dans ton manuel de psychologie, tu as lu le chapitre sur la séparation.
La séparation, disait-on, fait toujours mal.
La séparation, disait-on, est nécessaire.
La figure parentale te menacera comme un voyou avec un couteau.
La figure parentale te menacera avec des menottes.
Pour sa propre sécurité.
Pour sa propre satiété.
Pour son impunité.
Mais tu n’es pas ta propre mère.
Tu n’es pas ton propre père.
Tu ne boiras plus toutes ces choses.
Qu’est-ce qui coule du robinet ?
De l’eau, juste de l’eau.
Va te laver.